Sophie Garrec * Correctrice - chroniqueuse - auteure - parolière

Sophie Garrec  *  Correctrice - chroniqueuse - auteure - parolière

E. Cyprien

 

 

 

 

Nouvelle très courte dans la pure définition de la nouvelle :

partir d'un fait divers, présenter peu de personnages,

essayer de faire grandir la curiosité du lecteur et apporter une chute inattendue.

 

 

 

 

 

 

 

Cyprien

 

Je m’appelle Cyprien. J’ai 46 ans.

J’habite à la campagne, dans un endroit calme et reculé. J’ai très peu de voisins, une dizaine à tout casser. Les maisons sont espacées les unes des autres.

Mes voisins les plus proches sont cependant très proches puisque nos maisons se font face, tout juste séparées par un chemin de terre étroit.

Nos deux familles se côtoient et sont amies. Nos enfants jouent ensemble à la moindre occasion, allant d’une maison à l’autre ou se défoulant dans les prés avoisinants.

L’entrée de ma maison donne sur l’entrée de la leur et sur leur grand jardin très fleuri.

Il n’y a pas un jour sans que je rencontre ma voisine. Elle ne travaille pas, j’ai des horaires de travail atypiques ; nous sommes, à force de papotage, devenus de très bons amis.

Nous discutons dès que l’occasion se présente. Nous rions d’ailleurs énormément.

 

Ce jour-là, comme à mon habitude, je suis rentré du travail vers 13 h 30, déposé en voiture par mon collègue Fabrice.

Il fait beau et doux en cette fin de mois d’avril. Avril est ma saison préférée parce que la nature renaît et les fleurs sortent leurs bouilles les unes après les autres, laissant s’échapper des odeurs qui me ravissent. J’ai coutume de dire à ma femme, chaque année à cette époque, que je renais moi aussi en un sens.

 

Posture très habituelle chez elle, ce jour-là, ma voisine est debout dans son jardin, devant ses fleurs, à la limite du chemin de terre qui sépare nos deux propriétés. Mère au foyer, elle passe un temps infini à tailler ses haies, arroser ses plantations et remuer sa terre. Elle est d’ailleurs bien plus dehors qu’à l’intérieur de sa maison.

 

Mais depuis deux mois environ, je la croise bien moins souvent et je l’entends fréquemment rentrer chez elle dès que je sors de voiture. À force de la côtoyer, j’ai appris à la ressentir. Je la pense dépressive ou bipolaire. Peut-être s’ennuie-t-elle seulement ? Je ne me pose pas plus de questions que cela, je l’accepte telle qu’elle. C’est son histoire et son moral, pas les miens. Je ne force donc pas l’échange depuis ces quelques semaines où elle semble me fuir.

Bien sûr, comme tout individu normalement constitué, je râle un peu de cette nouvelle distance et de l’étrangeté de son attitude. Avouons-le, je me sens un peu délaissé quand même. Je me questionne sur ce que j’ai bien pu dire ou faire pour mériter cette mise à l’écart. Mais bon, c’est ainsi, je vis ma vie et passe à autre chose.

 

Je m’étais dit que le soleil et la douceur revenant, je la trouverais davantage dehors et que nos conversations pourraient reprendre. Mais non, pas plus de présence de sa part qu’avant la renaissance de la nature. Se sent-elle mal en ma présence ? Me fuit-elle ? J’essayais de m’expliquer cela jusqu’à aujourd’hui, avec le recul et ce drame survenu.

 

J’imagine maintenant autre chose. Elle ne souhaitait peut-être pas que je ressente sa détresse et, peut-être, ses pleurs… Elle n’avait probablement plus le courage de tricher, plus le courage de faire semblant de rire avec moi. J’ai même songé qu’elle m’aimait probablement en secret et en silence. Elle me savait hyper sensible aux émotions des autres. Elle ne voulait sûrement pas que je la démasque. Elle avait aussi peut-être honte…

Il y a des milliers de « peut-être » que nous pourrions énoncer mais peu importe au final.

 

Au final, je deviens la victime. Ce n’est plus elle. C’est donc moi-même que je questionne et que je remets en cause.

Aurais-je dû aller lui rendre visite lorsque je la sentais étrange et distante ? Aurais-je pu la sauver ? Était-ce d’ailleurs mon rôle, mon devoir ou même mon droit ?

Comment vivre avec cela maintenant ? Quelle leçon de vie en tirer ?

 

Aujourd’hui, mon amie, ma voisine, s’est suicidée sous mon nez !

Le coup de feu est parti lorsque la voiture de mon collègue, après m’avoir déposé, est partie. J’ai senti quelques gouttes d’un liquide chaud et épais atterrir sur ma chemise puis j’ai entendu une masse s’écrouler au sol…

 

Quelque part, en se tuant ainsi devant moi, elle m’a tué aussi, moi qui renaissais au printemps. Par son geste et me prenant en otage et témoin de son action, elle a tué une partie de moi, la plus essentielle, ma partie psychologique.

Pourquoi s’est-elle démolie devant moi ? Un hasard, je n’y crois pas. Une volonté, du sadisme, une punition à m’infliger ou une leçon à me donner ?

 

C’est le genre d’événement qui nous transforme à jamais.

J’ose espérer qu’il me permettra dorénavant de me rendre meilleur, de me rendre utile et d’ouvrir réellement les yeux sur le monde au lieu de me cantonner au mien.

 

Les images de ce suicide se bousculent dans ma tête et me hantent. Je ne sais comment les chasser et les remplacer par d’autres.

Je m’appelle Cyprien. J’ai 46 ans et je suis hanté d’images violentes.

Je ne vous ai pas dit : je suis non-voyant !

 

 

Juin 2018

 

Sophie Garrec

 



12/06/2018
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